Je terminais mon dernier texte, L'immatériel ou l'avènement de l'homme-éponge, écrit suite à la lecture de L'immatériel, connaissance, valeur et capital (2003) d'André Gorz, par cette citation de l'artiste Yves Klein : « C'est par la force terrible mais pacifique de la sensibilité que l'homme ira habiter l'espace. C'est par imprégnation de la sensibilité de l'homme dans l'espace que se fera la véritable conquête de cet espace tant convoité. Car la sensibilité de l'homme peut tout dans la réalité immatérielle, elle peut même lire dans la mémoire de la nature, du passé, du présent et du futur » (Manifeste de l'Hôtel Chelsea, 1962). J'en avais déduit que l'homme devait se faire éponge grâce sa sensibilité (c'est-à-dire l'action de transmission du corps à l'esprit) afin d'absorber le monde qui l'environne de manière à l'analyser, le faire évoluer et j'avais montré explicitement que cette « parole » était principalement du ressort de l'art, de l' « artiste-reporter ».
Ici, c'est au cours de la lecture d'Ecumes (Sphères III), essai au cours duquel, Peter Sloterdijk s'interroge sur la coexistence humaine à travers la métaphore de l'écume, que je poursuis mon questionnement sur cette notion d'absorption, de respiration, d'imprégnation humaines de l'environnement. Cela m'amène à m'intéresser à ce phénomène grandissant de « simulacre de monde » au sein de la technoscience, de l'architecture et de l'art. De fait, quel est le point commun entre un vaisseau spatial, un centre commercial et Cellar Door (2007) de l'artiste Loris Gréaud ? Tous sont des environnements recrées. Comment expliquer ce phénomène ? Le monde dans lequel on vit n'est-il pas suffisant ? Ou bien alors, est-il en train de disparaître ? L'air que l'on respire est-il devenu nuisible ? Notre toit qu'est l'atmosphère est-il en train de s 'effondrer ? Mais alors qui est le plus apte, du scientifique, de l'ingénieur, de l'architecte, de l'artiste à répondre à toutes ces questions ?
C'est ce à quoi je tenterai de répondre d'abord en évoquant plus précisément ce phénomène puis en interrogeant son but et enfin en évoquant le rôle primordial que possède l'artiste aujourd'hui sur cet événement.
Les « insulations », phénomène montant absorbant chaque domaine de notre univers.
Insulation est le terme employé par Sloterdijk pour désigner ces « mondes dans le monde » que sont les îles dont il se sert métaphoriquement pour définir les « simulacres d'univers » (Les îles sont des modèles de monde dans le monde). Ces derniers sont définis par leur encadrement c'est-à-dire le « monde réel » qui les entoure analogiquement à la mer Méditerranée qui borde la Corse (C'est la force d'encadrement qui donne à la force émergente des îles une frontière, comme si ces surfaces sans contexte étaient une sorte d'oeuvre d'art naturelle enchâssée par la mer d'où émergent des sortes d'échantillons de la nature. En tant que microcontinents, ces îles sont des exemples de mondes sur lesquels on rassemble un choix d'unités constitutives du monde, une flore spécifique, une faune spécifique, une population humaine spécifique, un ensemble autonome de moeurs et recettes). Mais ces « insulations » ne sont pas seulement définies par leur cadre spatial, elles sont aussi délimitées par leur atmosphère (Ce n'est pas seulement la situation d'exception biotopique qui donne ses couleurs locales aux îles, c'est plus encore la différence atmosphérique qui apporte une contribution décisive à la définition insulaire. Les îles constituent des enclaves climatiques dans les conditions aériennes générales). Par conséquent les « simulacres de monde » prennent en compte les dimensions spatiale et atmosphérique.
A l'heure actuelle ils monopolisent, englobent tous les domaines que ce soit la science (biologie, astronomie ...) voire technoscience, l'architecture (les tours de plus en plus hautes, les « centres commerciaux totaux » …) et l'art (Loris Gréaud, Olafur Eliasson …).
La science, pionnière de la biosphère
La science est la première à rendre compte de la construction complexe de notre planète. A savoir que cette dernière est constituée de multiples sphères, de nombreuses couches englobantes parmi lesquelles figurent le noyau solide, le noyau liquide, le manteau, la croute, l'hydrosphère et l'atmosphère (à l'intérieur de laquelle on trouve encore la troposphère, la stratosphère etc …). Par conséquent, notre monde est une succession d'autres mondes englobants. De là, les scientifiques ont su recréer de véritables univers vitaux tels que les stations spatiales (La station, dans une bien plus grande mesure que n'importe quelle île terrestre, constitue un modèle du monde, ou plus précisément : une machine d'immanence dans laquelle l'existence ou la capacité à séjourner dans un monde est intégralement placée sous le signe de la dépendance à l'égard des donneurs de monde techniques.) pourvues d'air. Mais je peux également citer le projet fou (et réalisé !) de Biosphère 2 (site expérimental construit entre 1987 et 1991 pour reproduire un système écologique artificiel clos) équipé de deux gigantesques poumons mécaniques pilotés par des capteurs de température et contenant 1,7 million de pieds cubes d'air !
Ainsi la science est en train de devenir, aux risques et périls des individus une véritable « génitrice » d'environnement vitaux.
L'architecture, archétype d'une consommation englobante
Avec ses tours de plus en plus hautes, ses centres commerciaux gigantesques, l'architecture est véritablement en train de nous emprisonner en nous montrant ironiquement par l'intermédiaire du matériau verre le reste du monde. Toujours plus haut, toujours plus capitaliste, telle est la devise de la Tour Burj d'environ 800 m inaugurée le
4/01/2010 à Dubaï (ville elle-même symbole de ces « simulacres » puisqu'elle comporte des archipels artificiels complets spécialement conçus pour le tourisme). Elle comporte des hôtels, des résidences, le plus grand centre commercial du monde, des parcs, un lac artificiel … Bref, elle concentre sur presque 1 km de haut tout ce qu'il faut pour vivre. A côté de cela on trouve les centres commerciaux de plus en plus grands comportant de plus en plus de choses (des restaurants, des magasins de vêtements, des librairies et même de la végétation !).
Par conséquent, tandis que la science recrée un « simple » espace vital, l'architecture tend à délimiter l'espace vital de consommation.
L'art, vers de nouveaux mondes expérimentaux
L'exemple même de cette forme d' « art environnemental » demeure dans la fameuse Cellar Door (2007) du jeune Loris Gréaud au Palais de Tokyo. Oeuvre à travers laquelle il met en place une série d'espaces tous réinventés qui prend la forme d'un vaisseau spatial émetteur-récepteur de signes. On y trouve ainsi des bonbons sans goût distribués aux visiteurs (Celador), une forêt d'arbres carbonisés (Forêt de poudre à canon) … Olafur Eliasson (né en 1967) quant à lui va jusqu'à recréer un soleil à Londres en 2003 avec le projet The weather project ainsi qu'à faire du vent lui-même une oeuvre avec Your windless arrangement (1997). Contrairement à Klein qui, lui, présentait les traces du temps (Naturamétries), Eliasson nous présente l'élément naturel qu'est le vent directement.
Il est donc en train de naître une toute nouvelle forme d'art que je vais appeler « art environnemental » puisqu'il englobe le corps entier du spectateur.
Ainsi, à l'heure actuelle, de plus en plus de mondes cherchent à nous englober que ce soit en science, en architecture ou en art. On nous demande ainsi d'imprégner, d'absorber, de respirer des airs recrées, artificiels mais dans quel but ? Comment cela est-il né ? Quelle est la place de l' « homme-éponge » là-dedans ? Quelle légitimité donner à ces simulacres ?
Hypothèses de réponses à la croissance des « mondes dans le monde »
Les mondes artificiels seraient à l'origine la conséquence de menaces au sein de notre univers
Sloterdijk entame son livre avec la question de ce qu'il appelle « atmoterrorisme » à savoir que depuis la 1ère guerre mondiale, on invente une série d'armes de type gazeux nocives à l'air que l'on respire. Cela commence par le bombardement lancé à la main puis par les chambres à gaz d'Auschwitz et enfin par les bombes atomiques (Hiroshima et Nagasaki en Août 1945) sans compter les attaques au napalm des américains au Vietnam. A chaque fois ce type d'artillerie que Sloterdijk appelle luftwaffe (l'arme de l'air) agit sur des kilomètres à la ronde, contaminant l'air que l'on respire, cet air qui est « la dernière propriété commune du collectif ». C'est en cela que ces armes sont dangereuses, de par le fait qu'elles s'attaquent à la vie de chaque individu, et ce quelque soit sa nationalité, sa condition, sa santé … Lorsque la bombe H envoyée par les américains le 6 Août 1945 explose, elle ne dissémine pas seulement l'ennemi japonais, ses radiations retentissent jusqu'en Russie. Elle a une dimension totale, « englobante » et s'attaque à l'humanité entière. C'est à partir de ces événements que l'on commence à s'intéresser à ces espaces artificiels que Sloterdijk nomme « prothèses ». En effet, ils sont les extensions, comme la prothèse valvulaire l'est pour le coeur, de notre « bulle » fragilisée. De même que ces prothèses sont aussi des remèdes au problème que soulève les débats actuels du sommet de Copenhague ou de la taxe carbone. L'air que l'on respire tend à perdre sa vitalité, dans ce cas pourquoi pas en recréer ? Et c'est ce qu'est en train de faire la science en élargissant le concept classique de respirateur artificiel utilisé en médecine aux gigantesques poumons mécaniques de Biosphère 2. Finalement, le masque utilisé par des millions de japonais pour se protéger des gaz polluant constitue en quelque sorte lui aussi une prothèse plongeant l'individu dans un autre monde (atmosphérique).
Cette prolifération des « insulations » peut donc d'abord s'expliquer par la précarité grandissante de notre atmosphère naturelle.
Des moyens de pallier aux « accidents de la nature » ?
Pour rester dans le domaine de l'atmosphère, prenons l'exemple de Sloterdijk avec l'apparition des serres dont l'impressionnante qu'est celle de Laeken près de Bruxelles construite en 1875. Celles-ci permettent de faire pousser des plantes, des légumes et des fruits à n'importe quelle saison par un système ingénieux s'appuyant sur l'effet de serre naturel, c'est-à-dire par une réflexion de la lumière du soleil sur les parois en verre de la structure. Mais cela tend également à s'appliquer à l'être humain voire à sa conception comme je l'avais montré dans L'immatériel ou l'avènement de l'homme-éponge en citant André Gorz qui évoquait la fécondation in vitro et la possibilité d'un éventuel utérus artificiel avec le processus d'ectogenèse .Cela permettrait donc de venir en aide aux parents ne pouvant avoir d'enfant naturellement pour cause de pathologie diverse.
Ainsi le développement de ces simulacres permettrait d'améliorer voire de guérir ou de remplacer des éléments que la véritable nature aurait abimé voire oublié.
Néanmoins la légitimité de ces constructions artificielles a ses limites
En effet, comme je l'avais montré dans mon texte précédent, je pense qu'il est indispensable d'interroger les limites, les frontières de ces mondes afin de ne pas tomber dans le piège de ce que j'appelle l' « hyperscience » et dans « l'esprit autonome » ou « intelligence artificielle » que dénoncent Gorz car en abandonnant le concept de reproduction naturelle, je crains que l'on abandonne aussi celui de corps si indispensable à l'individu puisqu'il est son interface entre son environnement et son esprit au profit de « la technoscience [évolution actuelle de la science, de plus en plus technique, visant plus à la domination du monde qu'à sa compréhension] produit un monde qui […] viole le corps humain par les conduites qu'il en exige » (L'immatériel, Gorz). La science doit servir ce dernier et non le remplacer car « L'humanisation n'est pas assurée à la naissance, elle est à réaliser pour et par chaque individu […] la conscience est indissociable du corps » dixit Gorz. Comment nous développer et créer le lien indispensable de chaque être humain cher à Sloterdijk qu'est la « coexistence » si l'on grandit chacun dans sa bulle ? Il est nécessaire de grandir dans une nature commune afin d'évoluer.
Ainsi ces prothèses ont leur limite et doivent être utilisées avec modération si l'on ne veut pas qu'elles se retournent contre nous imposant des mondes d'ignorance régis par l'élite scientifique.
Les « insulations » peuvent donc se révéler pertinentes pour contrer les menaces actuelles sur l'atmosphère mais aussi en tant que « prothèses » de la biosphère. Cependant l'absence de contrôle sur leur quantité et leur légitimité peut vite poser des problèmes d'ordre éthique. Ce qui suppose donc une certaine réflexion quant à leur création quine doit pas avoir l'objectif de la science pour la science, ou de la consommation pour la consommation : de l'argent pour l'argent. Cette réflexion, il me semble que l'artiste peut l'avoir.
L'artiste ou le « respirateur » (Marcel Duchamp)
Voilà ce que sous entend l'écrivain Elias Canetti quand il fait l'éloge du poète Hermann Broch en 1936. D'après Sloterdijk, « Canetti définissait le séjour de l'artiste dans le temps comme un lien fondé sur la respiration – un mode particulier de la plongée dans les situations atmosphériques de l'époque ».
L'artiste doit se faire bouclier face à la sphère englobante créée par les mass media
A la question : « que dois-je produire dans un monde empli d'espaces englobants ? », l'artiste répond par la création d'un espace à part entière. C'est ce que fait Loris Gréaud avec Cellar Door mais aussi Eliasson avec de nombreuses pièces et encore Yves Klein dans son Architecture du vide. En créant leurs espaces, leurs mondes, ces artistes stimulent notre sensibilité, notre perception en l'isolant de « la communication permanente par le biais des quotidiens et de la radio [qui] sont le vecteur et l'agent des structures démentielles », Sloterdijk va jusqu'à parler d' « auto-intoxication de la société par la communication de masse » transformant, et là il cite Hermann Broch dans la théorie de la folie des masses (1979), les individus en « somnambules », les journalistes en anesthésistes qui « veillent sur la stabilité de la transe collective ». En effet, à l'heure actuelle il est difficile de vivre en complète autarcie isolé de toute image. Si je pouvais caractériser notre siècle, je dirais qu'il est celui de l'image, nous vivons dans une véritable publicité, tout fait image (elles sont partout, placardées à chaque coin de rue, la télé est elle-même une boîte à images). L'artiste peut utiliser celles-ci en les détournant directement ou en les intégrant à son monde. Il doit être, comme l'écrivain selon Canetti, « un oiseau curieux qui dispose de la liberté de se glisser dans toutes les cages possibles et d'en ressortir chargé d'échantillons d'air [car] doté d'une mémoire de la respiration et de l'air à la vivacité énigmatique, il sait ce que l'on ressent lorsqu'on est chez soi dans tel ou tel habitat atmosphérique ». En présentant son architecture du vide au public, Yves Klein met en évidence un espace sans parasite, que l'on peut regarder tel quel, que l'on peut éprouver dans son intégralité.
Mais alors, où exposer des artistes comme eux ?
L' « art environnemental » remet en question l'institution muséale
D'un côté le musée contextualise l'oeuvre : quand Eliasson réalise Your windless arrangement, il s'agit de vent qui est exposé, il est donc oeuvre mais qui me dit qu'il l'est encore dehors ? Ce n'est que du vent après tout. D'un autre côté, déjà son white cube, son architecture, son design, constituent un espace englobant que l'artiste doit atténuer, transformer tel Gréaud investissant l'intégralité du Palais de Tokyo.
Ainsi l'artiste a un rôle très important à jouer avec ce phénomène grimpant qu'est celui du « monde dans le monde » puisqu'il en est le « respirateur ».