vendredi 22 avril 2011

Lecture de Dubuffet

"Les productions d'art - et les vues sur elles, qui forment en son entier la matière de ce livre - elles sont comme le vin de Beaujolais : n'ont je crois, leur bouquet que bues dans l'année. Je suis présentiste éphémériste. Hors du champ tous ces tableaux refroidis pendus dans les tristes musées comme les femmes du cabinet de Barbe Bleue ! Ce furent des tableaux : ce n'en sont plus. Quelle est la durée de vie d'une production d'art ? Dix ans. Vingt, trente ? Pas plus en tout cas. À chaque repas balayer les miettes et remettre le couvert. Allez-vous accrocher dans la salle à manger des vieux biftecks et vieux gigots tricentenaires ? Bon appétit !
c'est que l'art par essence est nouveauté. Les vues sur l'art doivent aussi être nouveauté. Un seul régime salubre à la création d'art : celui de la révolution permanente. J'éprouve en passant que nous n'avons dans le passé pas été de ce côté tellement gâtés, du moins jusqu'à notre siècle qui montre un peu plus de goût (...). Ce qu'on attend de l'art c'est qu'il nous dépayse, qu'il sorte les portes de leurs gonds. Qu'il nous révèle des choses et de notre propre être et de nos positions - des aspects très fortement inattendus, très fortement inhabituels. La fonction de l'artiste est capitalement celle d'un inventeur.
Des inventeurs il y en a plus qu'on ne croit. Mais le propre d'un art inventé est de ne pas ressembler à l'art en usage et par conséquent - et cela d'autant plus qu'il est plus inventé - de ne pas sembler être de l'art.(...)
À vous de juger messieurs les usagers . La part qui vous revient est très importante, elle l'est presque autant que celle de l'inventeur. Portez vos yeux attentivement non plus sur ce qui a l'air d'être de l'art mais sur ce qui n'en a pas l'air du tout et pourtant est près à le devenir si vous savez le faire fonctionner : devenez inventeurs des inventions ! Il en surgit de tous côtés, grosses de potentialités merveilleuses et dont personne ne fait usage : elles disparaissent sans laisser traces ni souvenir pendant que bat son plein la foire aux oeuvres creuses. Il y en aurait du reste des inventions bien plus encore si cette foire aux oeuvres creuses ne menait si grand tapage, qui décourage le novateur. Mais peut-être est-ce ce à quoi on vise ? Les novations sont toujours suspectes, procédant de l'indiscipline et de la turbulence, et ce n'est pas pour rien que le Prophète chassait de son royaume musiciens et poètes. On a trouvé mieux maintenant ; c'est de célébrer en pompe un faux semblant d'art pour étouffer le vrai. C'est de quoi sont chargées les notions bien gouvernées les corps constitués de la Culture. Où viennent s'installer les estrades pompeuses de la Culture et pleuvoir les prix et lauriers sauvez-vous bien vite : l'art a peu de chance d'être de ce côté. Du moins n'y est-il plus s'il y avait peut-être été et s'est pressé de changer d'air. Il est allergique à l'air des approbations collectives. Bien sûr que l'art est par essence répréhensible ? et inutile ! et antisocial, subversif, dangereux ! Et quand il n'est pas cela il n'est que fausse monnaie, il est mannequin vide, sac à patates."

"PARTANT DE L'INFORME

Le point de départ est la surface à animer - table ou feuille de papier - et la première tache de couleur ou d'encre qu'on y jette : l'effet qui en résulte, l'aventure qui en résulte. C'est cette tache, à mesure qu'on l'enrichit et qu'on l'oriente, qui doit conduire le travail.
Un tableau ne s'édifie pas comme une maison, partant de cotes d'architecte, mais : dos tourné au résultat - à tâtons ! à reculons ! Ce n'est pas en regardant l'or, alchimiste, que tu trouveras le moyen d'en faire, mais cours à tes cornues, fais bouillir de l'urine, regarde avidement le plomb, là est ta besogne. Et toi, peintre, des taches de couleur, des taches et des tracés, regarde tes palettes et tes chiffons, les clefs que tu cherches y sont."

"LA PEINTURE À LA TRAPPE

(...) N'enfermez pas l'art coupé du monde, dans une Trappe. Je veux la peinture pleine d'odeur de tout cela - donc des décors, des badigeons, des enseignes et des pancartes, et des tracés du talon sur la terre. Ce sont ses terroirs d'origine."

"LE TERROIR NATAL OUBLIÉ

De la peinture soi-disant artistique (qui revendique le droit exclusif à ce titre) à celle qui se dit plus modérément en bâtiment, ou de décor, nul commerce. Elles ne se connaissent plus, ne se saluent pas même. Voilà qui n'est pas bon. Quoi ! Ces hommes besognent tous les deux à longueur de leur vie les mêmes couleurs, les épaississent, les fluidifient, les essayent de toutes les manières, et ne prennent l'un auprès de l'autre aucune information. Se peut-il qu'ils ne se rencontrent pas ? J'ai assisté aux débuts d'un artiste, sa toute première démarche. Il est passé sans regarder devant le marchand de peinture, où s'offraient des bidons et des cuves de matières colorantes de toutes teintes, et des tiroirs pleins des poudres les plus éclatantes, mais il hâtait le pas. Chez le papetier il a acheté six petits tubes de couleurs spéciales pour artistes - plus petits que ceux qui servent à la vaseline goménolée à la seccotine. Rentré chez lui, il a fait sortir de chacun un petit pois du contenu et s'est installé devant une pomme. Sous ses fenêtres un ouvrier, armé de quelques gamelles de peintures fluides, ouvrageait grandeur nature un aubergiste présentant un menu. Mais il ne voyait pas l'ouvrier ni l'ouvrage. J'ai rencontré cet artiste vingt ans plus tard. Il peignait toujours des pommes avec ses petits tubes. Je lui ai parlé de l'image de cet aubergiste sur la façade de sa maison. Il n'avait jamais songé à y porter les yeux me dit-il. Je lui ai aussi parlé des couleurs dont étaient peints les murs de sa chambre de travail, mais, me dit-il, les artistes sont des gens distraits et fantasques, absorbés qu'ils sont si profondément par leurs recherches de sorte qu'il n'y avait jamais pris garde."

"L'HOMME DOIT PARLER MAIS L'OUTIL AUSSI ET LE MATÉRIAU AUSSI

L'art doit naître du matériau de l'outil et doit garder la trace de l'outil et de la lutte de l'outil avec le matériau. L'homme doit parler mais l'outil aussi et le matériau aussi."

"LA MANIERE DONT UNE COULEUR EST APPLIQUEE IMPORTE PLUS QUE LE CHOIX MEME DE CETTE COULEUR

Il n'y a pas de couleur à proprement parler mais des matières colorées. La même poudre outremer prendra une infinité d'aspects différents selon qu'elle sera mêlée d'huile, ou d'oeuf, ou de lait, ou de gommes. Et qu'ensuite elle sera appliquée sur du plâtre, sur du bois, sur du carton ou sur une toile (et, naturellement, suivant quelle toile et sa préparation. Lissée ou non. Plus ou moins opaque. Ce qu'il y a dessous transparaît toujours quelque peu et joue, même s'il est difficile de discerner cela bien précisément à l'oeil nu. es mêmes couleurs, employées inconsidérément paraîtront insipides, et, bien employées, chargées de sens. Un satin noir, un drap noir, une tache d'encre noire sur du papier, un cirage noir sur des chaussures, la suie noire d'une cheminée, le goudron et tout ce qui est noir est injustement identifié dans le qualificatif NOIR. Noir est une abstraction ; il n'y a pas de noir ; il y a des matières noires, mais diversement car il y a des questions d'éclat, mat ou luisant, de poli, de rugueux, fin, etc ... qui ont une grande importance. Semblablement, si la même pâte noire est appliquée par le peintre avec un pinceau tendre ou un pinceau dur, ou avec une spatule ou une éponge, avec un chiffon ou le doigt ou un bâton et si elle est appliquée en traînées, et si ces traînées sont horizontales ou verticales ou croisées ou obliques, ou si elle est torchonnée en mouvements circulaires, ou si pulvérisées, et si granulée ou lisse, ce n'est pas du tout la même chose. Et si c'est du noir broyé à l'huile ou à la colle, et si la poudre est plus ou moins fine, et s'il est plus ou moins liquéfié à l'usage. Tout ceci est capital. Cet aspect et façon d'apposition d'une couleur sont même beaucoup plus importants que le choix de cette couleur même. Il est assez peu important d'employer du noir ou du bleu ou du rouge pour peindre un visage ou un arbre, alors que ce l'est beaucoup plus de faire de la couleur choisie un certain emploi. C'est au point que mon tableau pourrait bien être peint avec seulement du noir (pas du noir et du blanc, rien que du noir) - mais diversifié et appliqué de mille façons appropriées - sans y perdre grand chose, au lieu que, reproduit dans les mêmes couleurs qui s'y trouvent, mais privé de cette diversité, il ne signifie plus rien. Les couleurs ont moins d'importance qu'on se l'imagine communément. Mais la manière de les apposer, davantage."

"LE MATERIAU EST UN LANGAGE

Ne pas dire que ces préoccupations de moyens techniques entraînent l'art sur un terrain sensuel ou artisanal qui ne serait le sien. Ce n'est pas vrai. Bien sûr qu'il n'est pas difficile de trouver des exemples de peinture où ces moyens techniques sont seuls mis en oeuvre, sans que l'inspiration y ait de part, sans que l'esprit soit en jeu : disons alors qu'ils sont mal est insuffisamment mis en oeuvre. L'art doit naître du matériau. La spiritualité doit emprunter le langage du matériau. Chaque matériau a son langage, est un langage. Il ne s'agit pas de lui adjoindre un langage ou bien de le faire servir un langage."

"DUETTO

Duetto entre l'artiste et le matériau. Chacun doit parler bien librement et franchement et apparemment son propre langage. Il faut laisser se produire et apparaître tous les hasards qui sont les hasards propres au matériau employé : l'huile qui veut couler, le pinceau insuffisamment chargé de couleur et qui ne laisse qu'une trace imprécise, le trait qui tombe à côté du lieu exact où l'artiste voulait tracer, le trait qui tremble ou bien qui, au lieu d'être vertical, se couche dans le sens de l'écriture, le trait qui commence lourdement et s'affaiblit ensuite parce que le pinceau se décharge de sa couleur, etc ... Empêcher tous ces hasards de se produire ôterait à l'oeuvre toute vitalité."

"ANIMER LE MATERIAU

La pensée de l'homme se transporte, elle
prend corps. Elle se fait sable, huile. Elle se fait spatule, grattoir. Elle devient pensée de l'huile ou du grattoir. Mais le grattoir conserve en même temps sa nature propre qui est de gratter sauvagement et maladroitement à tort et à travers et glisser et gratter à côté de l'endroit qu'on voulait, échapper à la main et déraper. Et l'huile garde aussi la sienne qui est de couler et de sécher si mal, et si lentement, qu'on entre en fureur - et de sécher si inégalement aussi."

"CE N'EST RIEN QU'ETRE BLEU, TOUT EST D'ETRE BLEU D'UNE CERTAINE FACON

Il ne faut pas perdre de vue que les couleurs maniées ne sont nullement des chiffres abstraits mais de très concrètes pâtes ou dilutions formées de matières minérales plus ou moins finement écrasées, et liées à de non moins concrètes matières que sont l'huile extraite de la graine de lin, l'essence de térébenthine, qui est de la résine de pin distillée, toutes les autres gommes, colles ou vernis qu'on l'emploie pour fixer les poudres. Ce n'est pas du rouge que je mets sur les pommettes, mais de la poudre de sulfure de mercure (donc ce célèbre sel qu'on nomme cinabre ou vermillon)que j'ai mêlée un ingrédient. Et à côté, une petite tache, non pas de bleu (que signifie bleu ?) mais d'une poudre tout autre, d'oxyde de cobalt, qui a toutes sortes de propriétés, dont entre autres, celle d'être bleue. L'une est plus fluide, celle-ci moins mate, cette autre sèche plus vite. Mais l'affaire encore se complique (s'enrichit) de ce que j'en mets ici plus épais que là, ailleurs je frotte seulement, ou bien je gratte, il y a bien des manières de gratter."

"A PLEINES MAINS

Le geste essentiel du peintre est d'enduire. Non pas étendre avec une petite plume, ou une mèche de poils, des eaux teintées, mais plonger ses mains dans de pleins seaux ou cuvettes et de ses paumes et de ses doigts mastiquer avec ses terres et pâtes le mur qui lui est offert, le pétrir corps à corps, y imprimer les traces les plus immédiates qu'il se peut de sa pensée, et des rythmes et impulsions qui battent ses ailes et coure au long de ses innovations, à mains nues ou en s'aidant s'il se rencontre d'instrument sommaires bons conducteurs - quelque lame de hasard ou court bâton ou éclat de pierre - qui ne coupent ni affaiblissent les courants d'ondes. Après cela combien vain qu'on trouve là peu ou beaucoup de couleurs, et quelles elles sont ! Bien misérable chose que le blanc employé soit un peu sale ou le jaune un peu terne. De la boue seulement suffit, rien qu'une seule boue monochrome, s'il s'agit vraiment de peindre et non colorier des foulards."


Jean Dubuffet, L'homme du commun à l'ouvrage, 1963

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